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En cette période estivale propice aux flâneries littéraires, je vous propose de plonger dans une lecture rafraîchissante qui risque d’éclabousser les Picsou de ce monde : La révolution du partage de l’entrepreneur et philanthrope Alexandre Mars. Organisé en courts chapitres, l’ouvrage fait le récit d’Epic, le mouvement mondial pour lutter contre les injustices sociales en révolutionnant le don, amalgamant réflexions et éléments autobiographiques de son fondateur. La planète Mars recèle sans contredit des ressources prometteuses. Explorons-là ensemble !
Le modèle Epic
Pour ceux qui auraient manqué le phénomène Epic, le mouvement est né en 2014 de la création de la Fondation du même nom (à ne pas confondre avec la Fondation Épic siégeant à Montréal) par le multimillionnaire et quadragénaire Alexandre Mars qui a fait fortune dans internet et la téléphonie mobile.
Le « Bill Gates français » basé à New York occupe toutes les ondes radio et hertziennes, donne des conférences aux employés des plus grandes entreprises et aux étudiants prêts à changer le monde, fait régulièrement la une des manchettes et collabore au Huffington Post sous la rubrique “Doing Well by Doing Good”. Bref, il est partout et sa visibilité lui sert à promouvoir le modèle Epic. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
En digne héritier du philanthrocapitalisme, et à coup sûr inspiré par le 100% model de Charity Water (sans l’avouer dans son livre), Alexandre Mars a entrepris de révolutionner le marché du don en portant le message suivant : « donnez mieux, donnez plus intelligemment, donnez plus ». La totalité des coûts opérationnels de sa Fondation sont financés par les revenus de son family office à hauteur de 2 M$ par an.
Avant de se lancer dans ce projet épique auquel il consacre tout son temps, l’entrepreneur a réalisé une étude de marché qui s’est étalée sur 3 ans. Après des centaines de rencontres et un tour du monde en famille, le constat fut sans appel. 95% des personnes interrogées estimaient ne pas avoir assez donné au cours de l’année écoulée. Et les raisons évoquées étaient toujours les mêmes :
- « Je n’ai pas confiance »
- « Je ne sais pas vers qui me tourner, les causes sont nombreuses, il est difficile de s’y retrouver »
- « Je n’ai pas le temps de chercher »
Pour répondre aux besoins des donateurs, il fallait donc rétablir la confiance au moyen de la transparence et solutionner l’hyperchoix en proposant des organisations à financer triées sur le volet. La Fondation Epic était née.
La disruption sociale comme moteur d’action
Moins visible que la disruption technologique dont le sommet de l’iceberg pointe vers l’intelligence artificielle, la disruption sociale s’apprête à prendre la forme d’un véritable tsunami mondial à travers :
- Une crise économique cristallisant la perte de 50% des jobs en 2025
- Une crise démographique avec 2 milliards de réfugiés qui afflueront en Occident
- Une crise écologique sans précédent
- Une crise politique avec la montée des populismes et l’installation de régimes autocratiques
Les États, endettés jusqu’au cou, ne suffisent plus à endiguer toutes les crises. Le chantier du changement social et environnemental est immense et nous en sommes tous les maîtres d’œuvre. Face à l’ampleur du travail, mieux vaut instaurer les 3 x 8 dès maintenant ! Autrement dit, inscrivons le don dans nos règles de conduite, au même titre que la politesse et le savoir-vivre.
Donner n’est plus une affaire de générations – nous n’en sommes plus à comparer les générosités, mais relève de l’instinct darwinien. Notre survie est conditionnelle à notre capacité d’adaptation aux mutations dangereuses du capitalisme qui menacent les 4/5e des habitants de notre planète vivant avec moins de 5% des richesses.
À ceux qui ironisent, toutes fortunes confondues, en prétendant être philanthropes par le simple fait de payer leurs impôts, Alexandre Mars rétorque :
« Moi aussi, je paye mes impôts : il ne s’agit pas là d’un acte de philanthropie mais de citoyenneté. Je ne m’estime pas quitte pour autant, parce que je ne peux pas accepter un monde où ceux qui n’ont pas eu de chance au Premier jour ne sauront jamais qu’il existe une autre vie. Je ne peux pas le tolérer. Grâce à mes impôts, mes enfants iront à l’école, ils se feront soigner. L’objet du don est autre. Il va au-delà de mon confort personnel et de celui de ma famille. Il est un acte de justice. »
Avec la circulation de l’information, nous ne pouvons plus feindre l’ignorance. Nous ne pouvons pas non plus ignorer la montée de la génération du « nous » incarnée par les milléniaux qui attendent les entreprises au tournant de la révolution positive, et dont le sens est la nouvelle devise.
Les entreprises n’ont plus la possibilité de choisir entre faire du bien ou faire de l’argent sous peine d’être boudées ou montrées du doigt. La communauté est l’extension de leur département marketing. Alexandre Mars nous rappelle que l’Inde est le premier pays à avoir inscrit la RSE dans la loi depuis 2014 en imposant aux entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 160 M$ ou dont le bénéfice net est supérieur à 830 K$ de reverser 2% de ce bénéfice à des œuvres. Pourquoi ne pas répliquer plus largement ce modèle indolore pour des multinationales ? (poke les pays du G7)
La notion de seuil de douleur
Et justement, le fondateur d’Epic consacre un chapitre au seuil de douleur par rapport au don. En voici les grands principes :
- Ce seuil est déterminé selon plusieurs facteurs : la culture, l’éducation, l’âge, les charges familiales, les perspectives de carrière
- La règle est de ne jamais le dépasser et même de rester très légèrement en-dessous. Taper dans le gras, oui, mais sans faire des bleus
- Il est évolutif dans le temps
- On ne juge jamais un seuil de douleur. Il n’est donc pas proportionnel au niveau de revenus
Recette d’une philanthropie efficace
Pour le dire sans ambages, Alexandre Mars n’adhère pas à la « philanthropie molle qui rassure l’ego ». L’entrepreneur dénonce ainsi le piège de la facilité :
« …celui de la philanthropie sentimentale, des pratiques paternalistes d’hier, certainement très généreuses mais totalement inefficaces, qui consistent à saupoudrer d’aides une multitude d’associations, à donner à toutes les saintes personnes qui le demandent, sans jamais chercher à en savoir plus ».
En somme, il oppose ce que j’appellerais le don palliatif au don pragmatique.
La Fondation Epic place la philanthropie sous l’angle de la curation et du monitoring afin d’en garantir l’efficacité. Pour sélectionner les meilleurs projets à fort potentiel d’impact au sein de leur communauté, dont l’action est duplicable et transposable, elle s’appuie à la fois sur les recommandations de gros joueurs du milieu tels que Robin Hood aux États-Unis ou la Fondation Bettencourt-Schueller en France, mais aussi sur le travail de repérage de ses propres équipes sur le terrain.
L’écrémage des candidats se fait à partir de 15 facteurs réunissant 45 critères de sélection évaluant l’impact social, la qualité du management et l’état de la gouvernance. Un algorithme a été mis en place pour scanner et noter les dossiers. Alexandre Mars estime qu’à ce stade de la sélection, l’évaluation est plus juste quand elle se fonde sur des critères strictement identiques pour tous. La subjectivité humaine n’intervient que dans le bas de l’entonnoir. Les finalistes sont ensuite visités dans leur milieu. Seulement une dizaine d’entre eux parviennent à intégrer le portefeuille Epic chaque année (sur plus de 3 500 dossiers reçus). Les organismes retenus sont conservés pour un minimum de 3 ans dans la sélection et doivent se soumettre à des points de contrôle réguliers.
Tout est mis en œuvre pour que les donateurs arriment confiance au don:
- Ceux-ci peuvent accéder en tout temps via une application mobile à des nouvelles, des mises à jour, des photos, des vidéos et des statistiques sur les organisations qu’ils financent
- Des appels trimestriels sont prévus avec les organismes bénéficiaires pour mesurer leurs évolutions
- Des rapports de suivi sont produits de façon semestrielle
- La fondation visite chaque organisation au moins une fois par an pour effectuer des sessions de travail avec son équipe de direction
Nous avons donc une idée générale de la recette Epic et des ingrédients qui la composent. Celle-ci gagnerait à être connue de certains acteurs de l’industrie jouant eux aussi les intermédiaires tels que les fondations communautaires, les Centraide et United way qui seront à mon avis de plus en plus challengés par leurs donateurs sur leurs mesures d’impact et de reddition de compte. À l’heure où l’impact est sur toutes les lèvres et au cœur de toutes les décisions stratégiques, cela mérite réflexion. Gardons à l’esprit toutefois que les moyens financiers et humains dont ces organisations disposent sont pour la plupart nettement plus limités et le volume de bénéficiaires bien plus important.
La démocratisation du don : un vœu pieu ?
Si la culture philanthropique gagne du terrain partout à travers le monde, il n’en demeure pas moins que les croyances populaires ont la vie dure. La philanthropie est souvent taxée d’élitiste et perçue comme une activité réservée aux riches. Demandez-donc à Monsieur et Madame Tout-le-monde. Je suis persuadée que la plupart des donateurs modestes ne se considèrent pas comme des philanthropes, comme si l’emploi de cette terminologie était méritoire et tributaire du nombre de zéros sur le chèque.
En historienne de l’art de formation que je suis, je ne peux m’empêcher de qualifier Alexandre Mars de « André Malraux de la philanthropie » par sa volonté de la rendre accessible au plus grand nombre en faisant du don la norme. Ce que l’on pourrait appeler le « don de tous » du premier est en quelque sorte le pendant philanthropique de la « culture pour chacun » du second. Alexandre Mars formule le vœu que chacun prenne part à notre survie collective en promouvant le don comme seul gage d’une meilleure répartition des richesses. Et il y a urgence.
Pour filer la comparaison jusqu’au bout, nous pouvons dresser un parallèle entre le refus de l’académisme et des Beaux-Arts de l’un et le rejet de la philanthropie conservatrice de l’autre. En affirmant que « la tâche du XXIe siècle sera de réintroduire les dieux dans l’homme », l’auteur de la Condition humaine en appelait à une nouvelle spiritualité à l’image de l’homme et non tournée vers la contemplation du divin. Alexandre Mars lui se fait l’évangéliste d’une démocratisation du don intégré à notre quotidien. Le XXIe siècle aura aussi la tâche de réintroduire le partage dans nos sociétés.
Quand la démocratisation passe par la systématisation
Je ne m’attarderai pas ici à présenter les deux principaux outils de systématisation du don à savoir l’arrondi sur salaire et l’arrondi en caisse dont le concept est répandu. En revanche, j’aimerais vous parler du Epic sharing pledge (la promesse du partage) développé par le mouvement Epic.
Une première solution consiste à convaincre les entreprises ou les individus de reverser une part de leurs bénéfices ou revenus. Calquée sur le principe du Giving pledge initié par Warren Buffett et Bill Gates en 2010, l’initiative s’étend aux entreprises, fixe un pourcentage minimum de 1% au lieu de 50%, et vise une donation annuelle.
La deuxième solution s’adresse aux gestionnaires de fonds d’investissement et ambitionne de recueillir une partie de leur Carried interest (pourcentage des plus-values réalisées par le fonds).
Enfin, une troisième solution cible les start-up en cours de création, ne dégageant pas encore de bénéfices mais promettant un pourcentage de leurs actions au bien social.
Et puis il y a le « sur-mesure » contrecarrant la philanthropie dite traditionnelle et couplé à une imagination sans borne. Alexandre Mars cite l’exemple de la Ligue de football professionnel française qui a souhaité rejoindre le mouvement en versant 100 euros à chaque but marqué dans un match de Ligue 1 et de Ligue 2. Tout comme les entreprises ne peuvent aujourd’hui plus se soustraire de leur bilan social, les sportifs de haut niveau payés à coup de millions ne pourront bientôt plus se dérober face à leurs responsabilités sociales.
La révolution du partage, au-delà de faire la genèse d’un mouvement qui ne cesse de prendre de l’ampleur, parvient à nourrir notre réflexion sur notre rapport au don à l’aune d’une crise mondiale protéiforme, du digital, et de la quête de sens et d’efficacité. Impôt et don nous apparaissent comme l’avers et le revers de la médaille de nos démocraties occidentales, impuissantes à contenir l’explosion des inégalités. L’impôt serait la manifestation de notre responsabilité collective et le don celui de notre responsabilité individuelle avec le partage pour trait d’union.