Cette semaine, j’ai choisi de vous parler du fameux virage numérique qui n’en finit pas de se refermer sur le secteur des organismes à but non lucratif. Le sujet me titillait déjà il y a 3 ans au sortir de ma formation en gestion philanthropique à l’Université de Montréal. J’avais modestement exploré le paysage philanthropique québécois à l’ère digitale mondiale dans le cadre d’un travail de fin d’année. Force est de constater que le digital n’est toujours pas la marotte de la plupart des organisations. Et pourtant, il est en train de redéfinir les contours de notre secteur de manière tout aussi progressive que brutale.
Sauter à pieds joints ou à cloche-pied ?
Le récent sondage de la firme KCI « Dites-nous ce que vous pensez », destiné à recueillir les principaux défis auxquels les professionnels de la collecte de fonds sont confrontés, pointait clairement l’utilisation des médias sociaux comme une lacune en matière de compétence et de savoir et les expériences numériques en ligne comme une tendance émergente. Cependant, avons-nous pris le temps de porter un regard macro sur l’ensemble des bouleversements survenus avec l’avènement du digital ? Comment voir venir la prochaine vague quand demain ne se conjugue pas au présent qui lui est empêtré dans le quotidien du fonctionnement ?
Le point de départ de ma réflexion est la publication en juillet dernier des minutes des 3ème Rencontres de la Communication Solidaire qui se sont tenues à Paris en décembre 2017. Le thème de la journée était : « Associations et digital : vaincre ou mourir ? ». Quelque peu manichéen, voire dramatique, ce titre rappelle que l’utilisation des outils technologiques n’est plus une option pour le secteur caritatif. J’ajouterais que plus l’adoption est tardive, plus la courbe d’apprentissage devra être rapide pour rester dans la course. Un site web Responsive et une présence sur les réseaux sociaux sont le minimum auquel s’attendent les socionautes en quête d’expérience et de transparence.
Mais pour capter leur attention à l’ère de l’infobésité, de l’enjeu de la découvrabilité des contenus (inbound marketing) et de la compétition entre les causes, autant dire que la bonne volonté ne suffira pas. Qu’il s’agisse de recruter de nouveaux donateurs, engager par un call-to-action, informer en temps réel, communiquer du storytelling ou encore démystifier son organisation, la créativité semble être un rempart efficace. Mais avant cela, il faut observer et comprendre ce qui se passe autour de nous, saisir les interférences au sein d’un écosystème qui ne cesse de se réinventer et de s’élargir. L’adoption du numérique a engendré une inflation des acteurs et parties prenantes au service de projets d’intérêt général. Aujourd’hui, tout le monde peut se faire l’émissaire du bien social à portée de clic.
Et l’éthique dans tout ça ?
Le numérique est à la fois une jungle dans laquelle les organisations cherchent à se frayer un chemin, et un Far West en matière de cybersécurité. Dès lors, comment s’assurer de répondre à une certaine éthique en termes de communication et de protection des données ?
Sur le plan communicationnel, le digital doit-il servir à mettre en valeur une campagne de notoriété ou de collecte de fonds, ou servir un plaidoyer ? Suite au retentissement de la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario d’annuler les restrictions applicables aux activités politiques des organismes de bienfaisance, jugées inconstitutionnelles, on peut s’attendre à terme à une redéfinition de la portée de leur mission.
Si la définition de la communication éthique est insoluble puisque sous-tendue par un ensemble de valeurs qui est propre à chaque organisation, il existe néanmoins un cadre de référence commun tenant en 3 principes :
- Ne pas moraliser le donateur
- Respecter la dignité des personnes bénéficiaires et ne pas véhiculer de stéréotypes à leur égard
- Veiller à ne pas créer d’écart entre la perception de notre aide et la manière dont celle-ci est perçue par ceux qui la reçoivent
À en juger par le niveau de sarcasme de certaines parodies raillant les clichés utilisés dans les campagnes de collecte de fonds, il reste manifestement du chemin à parcourir. En 2016, le Collectif ET BIM a signé une satire audiovisuelle intitulée Darfimbabwour. Tout y passe : la chanson caritative, le youtubeur engagé, l’intellectuel sauveur du monde, le misérabilisme, la stigmatisation des populations aidées banalisée dans le langage courant.
Mes recherches m’ont permis de découvrir une initiative encore plus intéressante portée par le Norwegian Students and Academics International Assistance Fund (SAIH) : Radi-AID. Il s’agit d’une campagne de sensibilisation annuelle visant à casser les clichés sur l’Afrique qui a été créée à la suite du vidéo clip « Radi-Aid: Africa for Norway ». Pour rappeler à l’ordre les mauvais élèves et récompenser les meilleurs en matière de communication digitale, le SAIH a également mis en place les Radi-Aid Awards (2013-2017). En 2017, carton rouge pour Ed Sheeran qui s’est rendu au Libéria, ravagé par le virus Ebola entre 2014 et 2015. Le Golden Radiator Award 2017 a lui été décerné à War Child Holland avec son vidéo clip Batman.
La question éthique se pose également en matière de sécurité des données et a vu apparaître de nouveaux arrivants dans l’industrie : les hacktivistes ou les gentils hackeurs. En France, Hack4values, un programme 100% dédié à la recherche des vulnérabilités des dispositifs informatiques des structures à but non lucratif, a été mis sur pied pour « porter secours à ceux qui portent secours » peut-on lire dans leur manifeste. Si les organismes de coopération internationale et de défense des droits de l’homme sont des cibles de choix pour les cyberterroristes, les cyberattaques n’épargnent personne.
Les approches ascendantes du don
En marge des organisations, d’autres acteurs issus de la société civile ont voix au chapitre des réseaux sociaux pour créer des communautés actives ou faire main basse sur la générosité des internautes. Parmi eux, des bénéficiaires parviennent à transformer une démarche individuelle en projet collectif par l’instauration d’un journal communautaire en ligne. En mai dernier, la Montréalaise Sophie Berriault, atteinte de sclérose en plaques, a lancé PS j’ai la SP, un forum d’échange sur Facebook pour jeunes adultes qui ont la SP. Elle organise son premier événement-bénéfice le 15 septembre prochain. En France, Christian Page, l’itinérant aux 31 500 followers sur Twitter a réussi à interpeler les pouvoirs publics, prouvant ainsi qu’avec un simple smartphone on peut jouer un puissant rôle de plaidoyer. Ces deux exemples ont le mérite de questionner l’approche descendante de la collecte de fonds et la place des bénéficiaires dans l’organigramme des organisations.
Les actions des influenceurs ne sont pas non plus négligeables. La meilleure illustration de cette force de frappe est probablement la Love Army, un mouvement de solidarité impulsé par l’humoriste français Jérôme Jarre qui a conquis son audience sur Vine et Snapchat. Son objectif affiché est de créer un modèle sans intermédiaires où le don se rend directement sur le terrain sans passer par la case ONG mais il s’agit dans les faits d’une désintermédiation. En mars 2017, il parvient à récolter 2 M$ en 48h sur GoFundMe afin de soulager la famine en Somalie considérée par l’ONU comme la plus grande crise humanitaire depuis la seconde guerre mondiale. Il réussit à faire affréter gratuitement un avion de la Turkish Airlines pour acheminer eau et denrées alimentaires en appelant à diffuser largement le hashtag #TurkishAirlinesHelpSomalia. Ironie de l’histoire, Jérôme Jarre a dû faire appel à l’American Refugee Committee pour distribuer les vivres. Appuyé par un collectif formé de stars du web et de l’acteur Omar Sy, il récidive en novembre 2017 en amassant plus de 2 M$ pour venir en aide aux Rohingyas, une minorité apatride persécutée en Birmanie ayant trouvé refuge au Bangladesh. Là encore, il collabore avec des associations locales triées sur le volet embauchant des Rohingyias pour construire les infrastructures et ainsi leur permettre d’avoir un salaire à la fin du mois.
Quoi qu’on en pense, ce phénomène met en lumière trois choses:
- Si les ONG sont toujours dans la boucle, elles occupent un rôle moindre d’exécutant opérationnel.
- Les modes de communication fonctionnant dans la spontanéité et l’instantanéité ont les meilleures chances d’atteindre les publics plus jeunes. Utiliser les techniques des médias traditionnels pour faire de la communication hors média auprès de cette cible équivaut à un suicide marketing.
- La professionnalisation du secteur s’est accompagnée d’une certaine distanciation des organismes avec le grand public, pris au piège du système de la croissance et du fonctionnement en circuit fermé. Le poids institutionnel peut étouffer le niveau d’engagement et de confiance là où le digital cultive le lien de proximité.
Nota bene
Afin de mettre tout cela en perspective, voici quelques considérations qui selon moi devraient toujours rester dans votre radar :
- Le numérique n’est ni un fantasme ni de la pensée magique. Il est un élément du mix de la collecte de fonds.
- La créativité met tout le monde sur le même pied d’égalité. Moins de budget sollicite plus de créativité.
- Ce qui est important derrière l’outil, c’est l’intention stratégique. Par exemple, cherche-t-on à provoquer réflexion et débat ou à faire le jeu des slacktivistes en allant à la course aux likes ?
- N’oubliez pas la part d’intangible au-delà de la mobilisation : comment le message a-t-il été compris ? Quels changements de comportement avons-nous induit ?
- Informer n’est pas communiquer tout comme semer n’est pas récolter.
Enfin, à quand un baromètre québécois des relations entre le grand public et les OSBL mesurant les pratiques, les attentes et les dons sur les réseaux sociaux ?